Modification de la Constitution de la IV République: le CACIT exprime ses vives préoccupations quant au changement de régime politique sans la prise en compte des défis majeurs liés au renforcement de la démocratie et de la cohésion sociale

Communiqué du CACIT

Lomé le 31 mars 2024.

L’actualité sociopolitique du 05 mars 2024 informait l’opinion nationale et internationale d’une proposition de révision constitutionnelle déposée devant l’Assemblée nationale sur initiative d’un groupe de députés. Ladite proposition de révision constitutionnelle a fait l’objet d’une étude en commission avant d’être adoptée en plénière le 25 mars 2024 (89 voix pour, 1 contre et 1 abstention). Conformément à l’article 67 de la constitution du 14 octobre 1992/révisée par la loi n°2002-029 du 31 décembre 2002/modifiée par la loi n°2007-008 du 07 février 2007 et modifiée par la loi n° 2019 – 003 du 15 mai 2019, la nouvelle loi constitutionnelle devrait entrer en vigueur après sa promulgation par le Président de la République. Par communiqué en date du 29 mars 2024, le gouvernement, sous l’autorité du chef de l’Etat, a demandé à la présidente de l’Assemblée nationale de procéder à une deuxième lecture de la loi adoptée.

Comme tous les acteurs avisés, le CACIT suit attentivement les différentes évolutions qui ont conduit à l’adoption de la nouvelle constitution consacrant le basculement de la République dans un régime démocratique parlementaire. Attaché à sa mission en faveur de la protection des droits humains, de la cohésion sociale, de la démocratie et de la bonne gouvernance, le CACIT, dans sa dynamique de travail avec les acteurs nationaux et internationaux, tient à faire les observations suivantes.

  1. Sur la légalité du processus ayant conduit à l’adoption de la révision constitutionnelle

Le principe en matière de révision constitutionnelle au Togo est posé par l’article 144 de la constitution. L’alinéa premier dudit article organise l’initiative de la révision constitutionnelle tandis que les alinéas 2 et 3 organisent les modalités de son adoption par l’Assemblée nationale.

Ainsi, conformément à l’alinéa premier : « L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République et à un cinquième (1/5) au moins des députés composant l’Assemblée nationale. ». L’Assemblée nationale étant composée de 91 députés depuis le 25 juillet 2013 au Togo, l’initiative d’une révision de la constitution peut être porté par un nombre minimal de 19 députés. En l’espèce, il est constant que la proposition de révision constitutionnelle a été déposée par un groupe de députés représentant plus de 1/5 des membres composant l’Assemblée nationale.

Par ailleurs, aux termes des alinéas 2 et 3, deux modalités sont ouvertes pour l’adoption d’un projet ou d’une proposition de révision constitutionnelle : soit par voie parlementaire équivalent au vote par adoption des 4/5 des députés de l’Assemblée nationale ; soit par voie référendaire après adoption de la révision constitutionnelle par les 2/3 des députés composant l’Assemblée nationale. En l’espèce, les députés de la 6ème législature ont voté l’adoption de la proposition de révision constitutionnelle à plus de 4/5 de leur effectif lors de la plénière du 25 mars 2024 (89 voix pour, 1 contre et 1 abstention). Ceci vient acter leur choix de procéder à l’adoption de la proposition de révision constitutionnelle par voie parlementaire.

Cependant, le point sur lequel l’on peut s’interroger est celui de savoir si la révision dont parle l’article 144 peut être assimilée, dans son esprit et dans sa lettre, à une réécriture complète de la constitution, au point de basculer dans un nouveau régime ? Il y a lieu de s’interroger sur cette démarche.

2. Sur le choix de l’Assemblée nationale de procéder à l’adoption d’une révision constitutionnelle d’une telle ampleur dans une phase transitoire

Le contexte actuel en lien avec l’activité parlementaire est marqué par deux faits majeurs : d’abord la fin du mandat officiel de l’actuelle législature, ensuite le démarrage du processus électoral devant conduire à son renouvellement. Conformément à l’article 52 de la constitution togolaise “Les membres de l’Assemblée nationale et du Sénat sortants, par fin de mandat ou dissolution, restent en fonction jusqu’à la prise de fonction effective de leurs successeurs”. En l’espèce, le mandat accordé par suffrage universel direct et secret du peuple aux députés de la 6ème législature est officiellement arrivé à terme le 31 décembre 2023, après 5 ans de fonction. Leur maintien jusqu’à la prise de fonction effective de leurs successeurs répond à la nécessité de la continuité des institutions de la république. Ce principe fondamental du droit public vise à assurer la stabilité de l’État et à prévenir les ruptures institutionnelles qui pourraient perturber le fonctionnement de l’administration quel que soit le contexte politique. C’est ainsi que le principe juridique connu de « gestion des affaires courantes » prend tout son sens. Et dans cette parenthèse de gestion, les personnes incarnant lesdites institutions ou l’administration devraient s’abstenir de prendre des décisions ou de poser des actes graves sauf en cas de force majeure.

Le rôle des députés dans cette période transitoire est de répondre à la nécessité de la continuité des institutions de la république. En tant que tel, les députés devraient s’abstenir de voter une loi d’une telle ampleur pendant la phase de transition puisqu’ils n’exercent plus le mandat national stricto sensu.

3. Sur le choix de l’Assemblée nationale de procéder à l’adoption d’une révision constitutionnelle consacrant un revirement démocratique d’une telle ampleur par voie parlementaire et non référendaire

Il convient de rappeler qu’après l’accession du Togo à l’indépendance le 27 avril 1960, le projet de loi constitutionnelle n°61-10 du 1er mars 1961 proposant l’instauration d’un régime semi-présidentiel avait été soumis au vote solennel du peuple togolais à travers le référendum du 9 avril 1961. C’est donc par une consultation nationale directe que le peuple togolais a fait le choix d’un régime démocratique semi-présidentiel. Cette démarche solennelle devrait être privilégiée avant l’instauration d’un nouveau régime parlementaire. Également, faut-il rappeler que depuis l’indépendance, tous les changements de république ont été précédés d’un référendum constitutionnel. La Vème république est la seule à être adoptée par voie parlementaire.

Mieux encore, l’un des acquis démocratiques fondamentaux de la réforme constitutionnelle du 15 mai 2019 est le “verrou démocratique” de l’article 59 de la constitution qui dispose que : « Le Président de la République est élu au suffrage universel, libre, direct, égal et secret pour un mandat de cinq (05) ans renouvelable une seule fois.

Cette disposition ne peut être modifiée que par voie référendaire… »

Il en résulte qu’aucune modification du mode d’élection du Président de la république et de la durée de son mandat ne peut se faire sans une consultation référendaire du peuple. Or, la nouvelle constitution adoptée par les députés le 25 mars 2024 a modifié substantiellement le mode de désignation du président de la république et la durée de son mandat. Dans la nouvelle constitution, l’autorité et le pouvoir de gestion des affaires du gouvernement sont entièrement transférés au « Président du conseil des ministres » qui est choisi « sans débat » par la chambre basse du parlement « pour un mandat unique de 06 ans ».

Ainsi donc, au regard de cette analyse, même si les députés ont la possibilité de faire une révision constitutionnelle, elle ne saurait porter sur le mode de scrutin et la durée du mandat du Président de la République, qui doivent forcément passer par voie référendaire (article 59 de la constitution).

4. Sur le retrait des droits, libertés et devoirs du citoyen du corpus de la nouvelle constitution adoptée à l’Assemblée nationale le 25 mars 2024

La constitution de la Ière république du Togo adoptée par référendum le 9 avril 1961 et promulguée le 14 avril 1961, incorporait directement les droits et devoirs du citoyen dans le corpus de la constitution « TITRE PREMIER : DISPOSITIONS GENERALES ». Egalement, la constitution de la IIème république adoptée par référendum le 5 mai 1963 et promulguée le 11 mai 1963, intégrait directement les droits et devoirs du citoyen dans le corpus de la constitution « TITRE II : DES LIBERTES PUBLIQUES ET DE LA PERSONNE HUMAINE ». Aussi, la constitution de la IIIème république adoptée par référendum le 30 décembre 1979 et promulguée le 09 janvier 1980, incorporait directement les droits et devoirs du citoyen dans le corpus de la constitution « TITRE DEUX : DES DROITS ET DEVOIRS FONDAMENTAUX DU CITOYEN ». La constitution de la IVème république adoptée par référendum le 27 septembre 1992, promulguée le 14 octobre 1992, révisée par la loi n°2002-029 du 31 décembre 2002, modifiée par la loi n°2007-008 du 07 février 2007 et modifiée par la loi n° 2019 – 003 du 15 mai 2019, incorpore directement les droits et devoirs du citoyen dans le corpus de la constitution « TITRE II : DES DROITS, LIBERTÉS ET DEVOIRS DES CITOYENS ».

Cette démarche du constituant togolais traduit la volonté du peuple, au regard de son histoire, de ne pas transiger sur les libertés publiques et droits de l’Homme dans la constitution. Le retrait des droits et devoirs du citoyen du corpus de la nouvelle constitution adoptée le 25 mars 2024 et son renvoi à une annexe jointe est symboliquement assimilable à un recul. En effet, leur consécration dans le corpus de la constitution témoignait de l’attachement du peuple togolais à leurs droits, libertés et devoirs fondamentaux. Ce sont des baromètres de l’Etat de droit et de la démocratie et il est important de les maintenir dans le corpus de la constitution.

5. Sur la nécessité de prendre davantage en compte le passé sociopolitique du Togo et le processus de justice transitionnelle en cours

L’histoire sociopolitique du Togo est émaillée de violentes crises relatives, essentiellement, à la vie politique. Les recommandations de l’Accord Politique Global (APG) ont permis la mise en branle du processus de justice transitionnelle. La CVJR a été créée par décret présidentiel dans ce sens avec pour objectifs, entre autres, de faire la lumière sur les violences à caractère politique commises par le passé, de proposer des mesures à prendre pour éviter leur répétition et pour renforcer la réconciliation nationale. A terme, la CVJR a formulé 5 recommandations exclusivement dédiées à la nécessité de certaines réformes politiques (recommandation 4 à 8). Plusieurs ont été prises en compte à ce jour. Il s’agit par exemple du vote des Togolais de la diaspora et du retour à la formule originelle de l’article 59 de la constitution du 14 octobre 1992 : “Le Président de la République est élu au suffrage universel pour un mandat de cinq (05) ans, renouvelable une seule fois”.

Du reste, la recommandation 8 dispose : “La question des réformes institutionnelles constitue un problème complexe qui mériterait d’être posée dans le cadre d’une réflexion sérieuse devant nous amener à nous interroger sur l’adaptation, à nos réalités sociologiques, du modèle occidental en vigueur dans notre pays depuis l’indépendance. Fondé sur l’individualisme et une conscience rationnelle, ce modèle éprouve du mal à régir notre société nationale pluriethnique où les réflexes communautaristes continuent d’être prédominants. La CVJR recommande par conséquent l’organisation d’une large réflexion sur la question, associant politiques, juristes, sociologues, historiens, Organisations de la Société Civile, en vue de déterminer les institutions en mesure de nous assurer une gouvernance adaptée à nos réalités”. Déjà en 2012, la CVJR recommandait une consultation nationale pour choisir un modèle de gouvernance adapté à nos réalités vu les limites du modèle occidental actuel. C’est dire que le changement de régime était sans doute nécessaire, mais qu’il fallait y aboutir au terme d’un processus inclusif appelant à la réflexion toutes les forces vives de la nation. Ceci reste nécessaire pour consolider les acquis et prévenir la récession démocratique.

En effet, la question du changement de régime n’a pas fait l’objet d’un débat public préalable. De plus, la nomenclature actuelle de la 6ème législature, telle qu’issue des législatives de 2018, ne représente pas au mieux la diversité du paysage politique togolais. Ceci laisse subsister les supputations sur un éventuel calcul politique qui ferait fi des considérations fondamentales de la recherche d’une adhésion largement partagée eu égard à notre passé sociopolitique.

6. Sur la demande de relecture de la loi par le Chef de l’Etat

L’article 67 de la constitution togolaise dispose « Le Président de la République promulgue les lois dans les quinze (15) jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée par l’Assemblée nationale ; pendant ce délai, il peut demander une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles, la demande doit être motivée. La nouvelle délibération ne peut être refusée ».

A ce stade du processus, le renvoi fait par le Chef de l’Etat pour relecture de la loi à l’Assemblée nationale est la seule voie légale existante que les députés doivent saisir pour mener une réflexion plus approfondie sur la nécessité de prendre en compte les différentes préoccupations légales et sociopolitiques susmentionnées en laissant le soin à la prochaine législature de se prononcer sur le sujet. Ceci favorisera une meilleure préparation du processus et l’assurance de l’adhésion de toutes les forces vives de la nation.

Le Président du Conseil d’Administration du CACIT

Me Claude Kokou AMEGAN

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2 réponses

  1. Merci pour cette analyse objective de la question et surtout de la recommandation très pertinente. Notre souhait, que les députés prouvent qu’ils visent le bien des togolais en suivant cette recommandation.

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